samedi 29 novembre 2014

La légende de Manolo

Voilà plusieurs semaines que nous avons vu ce dessin animé et j'avais omis de vous en parler. Certainement parce qu'il n'était absolument pas à la hauteur de nos attentes. Pourtant, la bande annonce laissait entrevoir un joli film, plein de couleurs...

Tout commence devant un musée : une jeune guide emmène des enfants dans une visite un peu spéciale et leur conte l'histoire de Manolo, de Maria et Joaquin. Un mise en abyme qui n'a aucun intérêt : les réactions des enfants qui émaillent les épisodes du film sont plates et le film se termine sur les aventures de Manolo, sans rejoindre cette première histoire. 

Dans un Mexique coloré, où les hommes ont des têtes de crackers, deux garçons se disputent le cœur de la belle Maria. La mort et son comparse, l'un du pays des morts dont on se souvient, l'autre des esprits oubliés, lancent un pari autour de cette rivalité. Un scénario classique, avec des héros sans failles (ou presque) et une héroïne au caractère bien trempé. Voilà qui ne casse pas trois pattes à un canard.

Ce qui rattrape un peu la platitude du scénario, c'est l'originalité du décor : le jour des morts et le pays des morts sont très séduisants, graphiquement parlant. Hélas, ça n'a pas suffi à me séduire. 

© 20th Century Fox

vendredi 28 novembre 2014

Maîtres et serviteurs

En faisant un petit tour dernièrement dans un challenge tombé en désuétude, le Challenge 'Au bon roman', j'ai croisé ce titre de Pierre Michon. Et j'ai découvert qu'il s'agissait de trois textes sur la peinture et les peintres. Il ne m'en fallait pas plus pour l'ouvrir.

Watteau, Pierrot, 1718
Et là, j'ai d'abord rencontré une plume. Une belle langue, des phrases longues, travaillées, d'abord hésitantes avant de trouver le mot juste et précis. Des phrases qui, immédiatement, suscitent des images. Et puis, j'ai suivi des personnages, des peintres, à travers des regards divers, celui d'une pauvre femme, d'un curé, d'un narrateur ironique. Le premier est Goya, ce peintre que l'on voit gravir les échelons de la gloire, jusqu'à un tête à tête avec la peinture de Velasquez. Le second est Watteau que le curé de Nogent, Charles Carreau, nous conte. Modèle pour le Pierrot de Watteau, il a pu observer le peintre et ses désirs pour les femmes, toutes les femmes. Le dernier est Lorentino d'Angelo, disciple de Pierro della Francesca. Un homme qui n'a jamais percé, dont la peinture a été oubliée. Un très pâle reflet de son maître (que l'on ne croise qu'aveugle et décrépit).

A travers ces trois (quatre en comptant della Francesca) portraits de peintres, plus littéraires et imaginaires qu'historiques, Pierre Michon s'interroge sur ce qu'est un peintre et sa création. Il décrit des gestes, des manières de faire, de trouver un sujet ou un modèle. Il montre aussi la vanité de ces hommes et de leurs créations (et à ce titre, "Fie-toi à ce signe" (oui, Constantin ne nous quitte plus) est le plus explicite). Une belle rencontre, qui ne sera certainement pas la dernière avec cet auteur. 

jeudi 27 novembre 2014

Les nuits blanches et Le sous-sol

Ingannmic m'accompagne à nouveau pour une LC, cette fois-ci autour de deux textes de Fédor Dostoïevski. Merci de dépoussiérer ainsi ma PAL ! D'ailleurs, on continue en décembre autour de Faulkner. 

Il ne doit pas y avoir beaucoup de textes de Dostoïevski aussi différents que ces deux-là. L'un est un court roman d'amour, l'autre le journal d'un misanthrope. A se demander si notre joli rêveur ne pourrait pas devenir cet anti-héros inique suite à son aventure...

art russe

Les nuits blanches sont ces quatre nuits pendant lesquels un jeune homme rêveur cause avec Nastenka. En pleurs dans les rues de Saint-Petersbourg, Nastenka manque de se faire importuner par un ivrogne que notre héros éloigne. Les jeunes gens commencent à échanger et Nastenka conte son amour blessé. Chaque nuit, notre étudiant la quitte plus épris. Mais le jour vient effacer ses rêves. Une histoire onirique et romantique, qui ne ressemble à rien de ce que je connaissais de Dostoïevski. Mais dont la fin invite à relire le texte avec un regard plus ironique et moins bienveillant, en intégrant la naïveté de notre héros à la fausseté de l'héroïne à notre lecture. 

Le sous-sol est au contraire un condensé de haine : haine de soi, haine de l'autre. Notre narrateur expose dans un première partie sa philosophie de vie : il se voit comme un observateur du monde, un homme clairvoyant, qui perce à jour la médiocrité humaine faite d'intéressement, de conformisme, de bêtise et de violence. Il se hait pour sa conscience, pour sa volonté mais aussi pour son intelligence. Se croyant supérieur à la race humaine, il ne peut nullement s'y intégrer, s'enfermant dans une misanthropie confinant à la folie
Dans une seconde partie, poétiquement intitulée "A propos de neige fondue", il revient sur quelques épisodes de sa jeunesse dans lesquels il a pu montrer toute sa méchanceté et son mépris de l'autre, cherchant querelle avec les forts et écrasant les petits. Cet anti-héros s'attache à montrer combien il se complaît dans la souffrance et dans le mal, entre sadisme et masochismeMalgré cette haine de tout, notre narrateur vit. Il s'efforce à vivre. Et à penser. A chercher. Après tout, il aurait pu jeter l'éponge. Mais non, il va toujours plus loin dans la haine, il s'y plait même si elle lui fait mal. 
Voilà un texte dérangeant, d'une grande profondeur et puissance psychologique. La première partie pose des questions d'ordre philosophique, qui s'approchent de Nietzsche. La seconde est comme la démonstration de cette pensée en actes. 

Retrouvez l'avis d'Ingannmic



mercredi 26 novembre 2014

Quand notre monde est devenu chrétien (312-391)

Alors que je lisais Le Royaume, j'ai croisé cet essai de Paul Veyne sur le moment où le christianisme bascule d'une religion parmi tant d'autres à LA religion de l'empire romain. Et ce moment, c'est le règne de Constantin et les années qui le suivent. 

Constantin, vous le savez sans doute, a vu en rêve le chrisme (le χ et le ρ grecs, signe du Christ) et a entendu "par ce signe tu vaincras". Le lendemain, il livre bataille contre Maxence en 312 et le vainc. Dans la foulée, il se convertit. Et cela change pas mal de choses : plus de persécutions, plus de paganisme dans les domaines qui touchent au culte de l'empereur. Pour autant, Constantin ne cherche pas à convertir tout l'empire. Le règne de Constantin reste d'ailleurs plus païen que chrétien. C'est certainement cette méthode douce de valorisation progressive des chrétiens plutôt que de conversion violente qui a facilité la christianisation. 

Parmi les questions de l'auteur, certaines s'attachent à l'empereur tandis que d'autres s'intéressent à la nouveauté que constitue le christianisme.

Pourquoi ce choix de Constantin ? Est-ce une conversion personnelle ? Un choix politique ou idéologique ? A une époque où le christianisme est minoritaire, on ne voit pas bien ce que cela peut lui apporter politiquement. Ce pourrait être un caprice, la preuve d'une superstition, la vision à long terme d'un ambitieux ou encore la volonté d'être avant-gardiste : par sa conversion, toute personnelle, il devient l'homme providentiel qui fait triompher la vraie foi et donne sa prospérité à l'empire. Bref, on comprend mal les motivations autres que spirituelles de Constantin. Par contre, on peut juger de ses actes qui favorisent l'Eglise de façon évidente : d'abord en la laissant libre, ensuite en l'enrichissant par des bâtiments, enfin en érigeant sa foi comme modèle auprès de ses proches, l'élite de l'empire. Voilà qui donne un élan à cette religion (pratiquée par environ 1/10e de l'empire sous Constantin).

A une époque où les élites se préoccupent des questions philosophiques afférant à la nature de l'âme, il est évident que le christianisme apportait des éléments au débat. Il se présente comme une doctrine, une philosophie de vie autant qu'une religion et répond aux questions sur notre origine et notre fin. Et la nature de son message, qui touchait à la vie personnelle de chacun et prônait l'amour, était original et propre à séduire ces élites. Quand on y pense quelques secondes, c'est dingue ce dieu qui s'intéresse à chacun. On est loin des dieux des philosophes, indifférents au monde. 

Et ce qui est efficace, c'est que le christianisme n'est pas qu'une religion, c'est aussi une morale, une métaphysique, une spiritualité et une Eglise. Il encadre tous les aspects de la vie. En cela, il est séduisant car il n'entre pas uniquement dans le cadre d'un culte, il participe à la vie sociale et personnelle. C'est aussi une religion prosélyte et exclusive. Constantin n'insiste pas trop sur l'exclusivité mais ses successeurs s'y attachent. C'est ainsi qu'au IVe siècle, le paganisme est interdit dans l'empire romain. 

Pourquoi ce succès du christianisme ? Après Constantin, tout aurait pu rentrer dans l'ordre. Après tout, Julien dit l'apostat a favorisé le paganisme aux dépens du christianisme et cela aurait pu orienter tout autant l'empire. Selon Veyne, c'est la défaite du païen Arbogast devant Théodose qui a tranché la question en 394. Même si le paganisme survit quelques siècles dans certains lieux... Au VIIe siècle, on estime que le christianisme touche la majorité de la population. Cela est dû au maillage d'églises et d’évêques qui exercent une autorité sur les villes. Le vivre ensemble chrétien devient la norme.

Enfin, Veyne s'interroge sur les racines chrétiennes de l'Europe. Et les récuse. Pour lui, le christianisme a préparé le terrain de l'humanitarisme, il est un élément historique parmi tant d'autres mais certainement pas l'origine de l'Europe telle que nous la connaissons. Et dans l'appendice, il est question du judaïsme ancien, examiné selon le prisme du polythéisme ou de la monolâtrie. 

Cet ouvrage d'un historien sur le moment qui a fait basculer l'empire est très intéressant. Il insiste sur l'originalité du christianisme, sa pertinence et son universalisme. Sans nous rendre réellement claires les raisons de la conversion de Constantin, il propose des pistes qui bousculent les idées reçues et les faux sens, notamment sur les monnaies. Il insiste sur la démarche personnelle de l'empereur, à telle point que c'en est troublant, on touche presque à sa psychologie. Et ce qui est complexe à trancher, c'est ce qui se passe dans la population, dans l'intime de chacun, ce que Veyne passe sous silence, certainement faute de sources. Qui sait ce qu'était la louange ou l'oraison de Constantin ou de ses esclaves ? Avec sa plume claire, ses hypothèses et arguments très étayés, Veyne propose au lecteur une lecture de l'histoire très inspirée, qui peut venir contredire d'autres historiens, toujours cités et explicités.

Christ, tombeau constance

mardi 25 novembre 2014

Cassandre

La figure de Cassandre, princesse troyenne condamnée à annoncer l'avenir malheureux sans jamais être crue, est fascinante. Lucide et incomprise, vierge maudite par un dieu jaloux, elle reste dans l'ombre, dans les mots, quand les hommes qui l'entourent ne sont que dans l'action. Ce livre dirigé par Marie Goudot a été une évidence pour moi : je voulais creuser les mystère de ce personnage. Il s'agit d'un recueil d'articles qui traitent de cette figure antique et de ses réinterprétations modernes.

Cet ouvrage s'organise ainsi :

"Enquête sur une énigme bien gardée" et "Le motif dans le tapis pourpre" par M. Goudot

Tout commence par un retour sur Cassandre, sur sa parole impuissante. Elle est vue comme une figure ambiguë, aussi puissante qu'un dieu car elle connait l'avenir, elle sait voir derrière les mensonges et les choix présents, mais elle est toujours aussi démunie qu'un enfant car sa parole est vaine. C'est un dialogue de sourds entre ses interlocuteurs et elle. 
C'est également un personnage qui porte malheur : elle n'annonce que des morts et des défaites... N'est-ce pas sa parole qui les déclenche ? Elle donne au langage sa valeur performative :"Quand la chose est dite, elle existe. A s'obstiner à annoncer les catastrophes, on les provoque". 
Enfin, cette femme, considérée comme barbare et folle, est aussi, dans la tragédie grecque, le porte parole d'une réflexion politique. 

C'est le théâtre qui donne à Cassandre toute sa dimension. Elle n'est certes pas entendue par ses interlocuteurs, mais le spectateur, interlocuteur secondaire, peut la croire. Son langage s'adresse à une double cible, qui ne peut agir : l'interlocuteur parce qu'il n'est pas persuadé par ses mots, le spectateur parce qu'il est dans un autre espace que la scène. Elle est une incarnation du destin tragique, de la fatalité.

"Le chant interdit de la clairvoyance" de A. Iriarte

Cet article s'attache à montrer Cassandre comme une femme, comme la femme par excellence : mystérieuse, inquiétante, à domestiquer... 
Parlons d'abord de ses oracles : la violence des visions et des transes de Cassandre sont autant d'accouchements, fruits de la possession divine. Elle n'est pas du tout dans la sobriété d'un Tirésias, au langage clair, elle est dans la vision fugitive et immédiate traduite par des paroles sibyllines. Ce langage vain, ce n'est pas uniquement celui de la fille de Priam, c'est celui de la femme en général : incapable de propos réfléchis, la femme s'exprime de façon cryptique. Il faudrait un interprète pour la comprendre (oui, l'égalité, c'est pas trop à la mode chez les grecs). 
Selon l'auteur, le théâtre reflète l'inquiétude du citoyen devant le mariage et la femme (qui transmet la citoyenneté, ce n'est pas rien), notamment devant la vierge attachée à Agamemnon, devenu polygame. Ni vraiment vierge, ni épouse, ni mère, elle ne se rattache à aucune catégorie féminine connue. N'est-il pas alors logique que de telles noces se signent dans l'Hadès ? 

"Le moment de Cassandre chez Eschyle" de A. Green

Un article qui s'attache à mettre en avant le réseau de relations de Cassandre. Je n'en ai pas gardé grand chose. 

"Cassandre, figure sonore" de S. Crippa

Cet article s'intéresse aux mots de Cassandre. Des mots articulés mais aussi des sons, des cris incompréhensibles. 

"Le Moyen Âge a-t-il eu ses Cassandres ?" par J. Le Goff

Cassandre n'est pas très populaire au Moyen Âge, on ne la voit guère renaître qu'au XIIe siècle dans des romans historiques, notamment le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. Sa place est souvent très réduite dans les ouvrages qui évoquent Troie. Elle est à la fois figure du malheur, comme l'est sa ville, et figure oraculaire lointaine, condamnable parce qu'elle n'annonce pas le Messie à la différence de prophètes et sibylles antiques. Mais ce qui l'a le plus surement condamnée, c'est son absence de perspective sur le salut, le fait de n'être que malheur et mort...

"Cassandre ou la division : l'évidence invisible" de C. Puech

Pourquoi Cassandre a-t-elle voulu l'omniscience ? Et pourquoi son discours se rapproche-t-il du langage utopique ? 

"De Cassandre à Médée" par C. Wolf

Sur la place de la femme dans la société grecque mais aussi de l'humain dans une société. C. Wolf s'attache à la figure de Médée, magicienne diabolisée par Euripide à travers l'infanticide qu'elle commet. Elle signale que cet acte a été ajouté par le tragique pour répondre à une peur du féminin...

L'ensemble de ces articles dresse un portrait passionnant de Cassandre, à travers toutes les facettes de son personnage. Une bibliographie permet également de creuser l'un ou l'autre point. Cependant, je n'ai pas l'impression d'avoir découvert énormément via cet ouvrage. Les interprétations proposées ont rarement suscité mon étonnement. Il faut dire que c'est un sujet sur lequel j'ai beaucoup travaillé en master et que je commence à bien connaître. Bref, j'hésite à réellement le recommander. 

Pompei, Rapt de Cassandre, Maison de Ménandre

lundi 24 novembre 2014

Hikaru no go

De temps à autre, Praline et moi même nous prenons de passion pour un manga. Il y a eu Monster, Evangelion, Doubt... Cette fois-ci, point de mise en scène inquiétante ou d'action débordante : le thème de ce manga n'est autre que le jeu de go !

Hikaru, jeune garçon de 11-12 ans, coiffé bizarrement, fouille un beau matin dans le grenier de son grand père, en quête d'objets à revendre à la brocante. Il tombe sur un goban - plateau de go - tâché de sang, et réveille malgré lui le fantôme de Sai Fujiwara, le meilleur joueur de go de l'ère Edo, qui devient lié à lui. Pas évident de se concentrer en classe quand on a un fantôme millénaire qui vous réclame inlassablement une partie ! Après quelques tests dans des clubs de go adultes, qu'il bat aisément grâce à l'aide de Sai, Hikaru se retrouve sans le savoir face à Akira Toya, qui à à peine 11 ans, rivalise déjà avec les plus grands du go. Akira n'en revient pas de se faire battre par un gamin qui n'a jamais joué ! C'est le début d'une rivalité qui va se développer tout au long de la série...

J'ai trouvé ce manga très plaisant à lire. Ne connaissant pas, comme la plupart des européens ou des jeunes japonais, le monde du go, ce manga m'a suffisamment intrigué pour que je me renseigne et cherche des tutoriels sur le net ! L'intention de l'auteur, Yumi Hotta, était bien de promouvoir ce jeu auprès de la jeune génération, c'est apparemment mission réussie !

Outre l'intérêt de découvrir un univers assez peu connu, l'intrigue gravite autour de quelques personnages forts attachants que l'on prend plaisir à suivre - mention spéciale pour l'espiègle Sai, tellement mignon quand il est content ! Le scénario est très bien ficelé, et l'ensemble de la série ne connaît que très peu de temps morts. L'ambiance générale est très réussie. J'ai vraiment apprécié la façon avec laquelle le dessinateur, Takeshi Obata, a réutilisé et adapté les codes graphiques des combats d'art martiaux pour les scènes de parties de go.


Comme les autres séries qui sortent des genres classiques, je pense que Hikaru no go a ses adeptes et ses détracteurs. En tout cas, je vous invite à ouvrir le premier tome et a nous partager vos impressions !

jeudi 20 novembre 2014

Les prodiges de la vie

Je vous avais annoncé du Zweig. En voilà encore un. Je crois que ce sera le dernier de l'année. Mais ne vous inquiétez pas, c'est pour mieux revenir en 2015 !

Monreale

Voilà une très belle histoire d'art et de religion. Un peintre se voit confier une commande, un tableau de la Vierge Marie. Son commanditaire lui montre le pendant de celui-ci, une peinture sublime, réalisée plusieurs années auparavant par un peintre italien. Ébloui, notre vieil artiste erre dans les rues d'Anvers à la recherche d'une jeune fille dont il fera son modèle. Il manque de renoncer lorsqu'il aperçoit Esther, une jeune juive timide et tourmentée.

Ce court roman (ou cette longue nouvelle) prend place dans un contexte historique tourmenté, celui de la crise iconoclaste de 1566. Mais cet arrière plan historique n'est pas le plus essentiel. Ce qui l'est, c'est la transformation d'Esther. Cette jeune femme que le peintre a voulu convertir par des mots se découvre une religion : l'amour d'un enfant, l'amour d'une image. Le lecteur voit mûrir sa sensibilité et son appétit spirituel jusqu'au mysticisme. Toutefois, il plane sur ce récit une menace sourde et l'on se doute bien que cette petite juive sera, une fois encore, une victime expiatoire d'un peuple toujours pourchassé. 

L'autre point qui a retenu mon attention, c'est l'histoire de la création du tableau : d'abord la recherche de la muse, puis celle du sujet, de la position, de l'expression... Zweig nous en dit tout le mystère !

mercredi 19 novembre 2014

L'honnête tricheuse

Aussitôt reçu, aussitôt lu ! Merci au Livre de poche pour ce roman de Tove Jansson. Pour le choisir parmi la sélection du mois, il m'a suffi de lire ce qu'en disait Hubert Nyssen :"Il y a des livres dont les pages s'ouvrent dans notre mémoire comme les pétales d'une fleur étrange". Fascinant, non ?

Nous sommes quelque part dans le grand nord. Dans un village couvert de neige et de glace. Katri Kling a un projet : gagner beaucoup d'argent. Et vite ! Pour offrir un bateau à son frère Mats. Quand elle rencontre Anna Aemelin, dessinatrice âgée et isolée, elle s'attache à lui rendre service. Enfin, c'est ce qu'elle laisse croire. Car elle s'introduit petit à petit dans sa vie... Mais Anna n'est pas si naïve qu'elle veut bien le faire imaginer. 

Un roman d'atmosphère, où il ne se passe pas grand chose mais dans lequel plane une tension. Un roman psychologique, le temps de la fonte des neiges. Un roman dans lequel  le lecteur ne sait à qui se fier. Des caractères curieux, peu attachants, qui semblent froids et calculateurs. Qui s'influencent. Qui s'affrontent. Bref, un roman étrange, assez inqualifiable, dont les personnages réagissent rarement comme on pourrait s'y attendre et une plume séduisante, tout en retenue. 

Meissen, baise main, Louvre

mardi 18 novembre 2014

Hokusai

Si vous avez bonne mémoire, vous vous souvenez sans doute d'une autre expo du même titre au musée Guimet. Dans mon souvenir, elle était nettement moins bondée que celle du Grand Palais (où il vous faudra attendre dehors, même avec une réservation, puis dedans, devant chaque vitrine). Mais l'expo du Grand Palais a pour elle l'exhaustivité : toutes les périodes de la création du "fou de peinture" sont présentées à travers des centaines d'estampes. En gros, prévoyez au moins deux à trois heures d'expo pour examiner les œuvres en détail !

Je crois que ce qui m'avait le plus marquée et étonnée en lisant le manga de Shotaro Ishinomori, c'était les différents noms que prenait l'artiste à chaque nouvelle période de sa peinture. C'est ce découpage chronologique qui est proposé dans l'expo.

Hokusai, repiquage du riz
Hokusai, Repiquage du riz

Tout commence avec la réception de l'art de Hokusai en Europe, notamment en France, et avec la vague de japonisme qui s'ensuit. On revoit avec plaisir les vues de Rivière et les vases de Gallé. Bracquemond, c'est un peu moins mon truc. On entre ensuite dans le vif du sujet avec les premières années de Shunro comme illustrateur puis de Sori avec ses gravures raffinées et de Katsushika Hokusai avec ses illustrations virtuoses. Par contre, il faudrait presque un glossaire des personnages et des œuvres phares de la littérature japonaise pour suivre ce qu'illustre l'artiste. Vous allez me rétorquer que c'est la qualité du trait qui compte et vous aurez raison. Mais j'aime bien comprendre ce que je regarde. 

Après cette première période, Hokusai diffuse son savoir à travers des manuels, les mangas, qui regroupent des motifs aussi variés que des figures humaines, animales, des paysages ou des êtres imaginaires. Il est véritablement reconnu comme un maître. Mais à ses yeux, il a encore une marge de progression énorme : "Depuis l'âge de 6 ans, j'avais la manie de dessiner la forme des objets. Vers l'âge de 50 ans, j'avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j'ai produit avant l'âge de 70 ans ne vaut pas la peine d'être compté. C'est à l'âge de 73 ans que j'ai compris à peu près la structure de la nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons et des insectes. Par conséquent, à l'âge de 80 ans, j'aurai encore fait plus de progrès. À 90 ans, je pénétrerai le mystère des choses ; à 100 ans je serai décidément parvenu à un degré de merveille, et quand j'aurai 110 ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole". 

C'est finalement à la période Iitsu qu'il réalise la fameuse Vague des Trente-six vues du Mont Fuji. Fascinantes ces vues aux couleurs parfois très intenses, d'autres fois plus estompées, où l'humain peut être central ou effacé. D'autres séries sont exposées, toutes très belles comme les Vues extraordinaires des ponts des différentes provinces ou le Voyage au fil des cascades des différentes provinces. Par contre, les gravures de fleurs et d'oiseaux, ça me fascine moins. A cette même période, toutes les cartes sont aussi à examiner soigneusement, avec leur douce topographie. Enfin, l'expo se clôt sur les grands formats de la fin de sa vie, images d'animaux comme le superbe dragon du musée Guimet (j'ai souvenir d'un tigre très chouette aussi à cette même période) ou des scènes plus religieuses comme Les six immortels de la poésie.  

Exposition foisonnante, la variété des gravures exposées nécessite une bonne concentration, du temps et de bons yeux pour saisir toute la subtilité de certains paysages urbains. J'ai été étonnée cependant de ne pas voir les estampes érotiques de cet artiste. Mais pour le reste, c'est une véritable plongée dans l'art de Hokusai, qui ne pourra laisser indifférent les amoureux du Japon ! Et la bonne nouvelle (enfin, mauvaise pour le porte-monnaie), c'est que ces estampes seront remplacées début décembre : de quoi découvrir encore plus d’œuvres !

Hokusai, Voyage au fil des cascades  des différentes province
Hokusai, Voyage au fil des cascades
des différentes provinces

lundi 17 novembre 2014

Le Royaume

Merci à Priceminister de m'avoir envoyé ce titre d'Emmanuel Carrère dans le cadre des matchs de la rentrée littéraire
Vierge Marie

Ce roman est l'un des seuls qui m'attirait dans les sorties de cette rentrée littéraire. Pas pour Emmanuel Carrère, que je découvre avec ce titre. Mais pour son thème : une conversion et une analyse romancée des Actes des Apôtres, de l'Évangile de Luc et des Lettres de Paul (grosso modo). Moi qui, après une éducation catholique et de belles années d'engagement, suis passée par un désert aride avant de rejoindre timidement l'Eglise, je reste intriguée par les histoires de foi.

L'histoire de sa conversion, Emmanuel Carrère nous la conte avec ses yeux d'agnostique. Un peu sceptique, un peu émerveillé de ce qu'il a vécu pendant trois ans. Car quand notre narrateur se convertit, il ne fait pas les choses à moitié : messe tous les jours, mariage religieux, commentaire de l'évangile de Jean... Puis fin de la crise de foi. Lassitude, rationalisme, fin de la période mystique, on ne comprend pas trop pourquoi il laisse tomber

La suite concerne l'époque qui suit la mort du Christ. Et ce n'est pas à lui que l'on s'intéresse directement mais plutôt à sa première Eglise. Celle de Paul. Et celle des premiers apôtres. Notre interlocuteur ? Luc, qui a accompagné Paul et vu grandir les premières communautés chrétiennes. Et surtout, qui a écrit ce qu'il a vu. Et certainement un peu brodé. Bref, Luc, c'est un romancier, comme Emmanuel Carrère. Et en cela, il mérite qu'on le suive. Menant sa petite enquête biblique, l'auteur nous raconte les années 50 en faisant fleurir les comparaisons avec la Russie de Lénine, Trotsky et Staline... Why not ? Mais attention, malgré la connaissance dont E. Carrère fait preuve, il n'écrit pas un essai historique ou théologique, on reste dans le roman. Et l'auteur fait la part belle à son imagination. Quand il ne sait pas, il invente. Et il nous dit qu'il invente (histoire qu'on ne mélange pas tout). Et le résultat est plutôt intéressant et plaisant. Essentiellement, parce que l'écriture nous porte, qu'on le veuille ou non. Et c'est certainement la plume qui m'a le plus séduite dans ce roman. D'ailleurs, ses jeux sur les niveaux de français, loin de m'agacer, m'ont plutôt amusée. Tout comme les jeux sur les anachronismes. Et l'érotisme (la scène de masturbation semble être là pour choquer et faire dresser les cheveux des catho trado, non ?). Cependant, ce qui est un peu lassant (et me confirme pourquoi j'ai mis si longtemps avant de lire Carrère, moi qui suis un peu allergique à l'égotisme), c'est l'omniprésence d'Emmanuel Carrère. Quand il raconte, il se raconte, même quand il ne parle pas de lui. Il se compare. Il s'interroge. Il réfléchit. Et il nous le dit et le répète. A tel point qu'on a parfois un peu envie de lui dire de nous lâcher 15 secondes ! Heureusement qu'il donne souvent dans l'autodérision. L'autre point gênant, c'est qu'il invente souvent sans le dire. Vous allez me dire que c'est le propre du roman (et vous avez raison). C'est bien ce qu'il ne faut pas perdre de vue. De même, la vision qu'a E. Carrère du christianisme lui est personnelle tout comme son interprétation des textes bibliques : le chrétien qui doit se flageller et moisir dans sa culpabilité, c'est du domaine de l'imagerie d’Épinal. Ce n'est pas une religion contre les hommes comme j'ai pu le lire ici ou là !

Ce dont j'avais peur (outre l'égotisme), c'était du côté longuet de ce roman que mentionnent certaines critiques. Pour ma part, je ne me suis pas ennuyée une seconde. Le récit de la conversion pose le cadre et permet de rencontrer ce personnage qu'est l'auteur, déprimé et malheureux puis mystique et dépressif. Et 150 pages autobiographiques, ça se lit. Et ça se lit bien car c'est à la fois sarcastique et plein de tendresse pour un homme paumé. Quant au récit des premiers temps, ils foisonnent de références historiques et bibliques (pas toujours exactes), qui donnent envie de lire le grec de Luc et de Paul (oui, j'ai des trips bizarres). Je n'ai pas trouvé cela spécialement ardu, peut-être parce que je connais un peu le sujet et qu'il m'intéresse. 

Enfin, c'est aussi un roman qui pose des questions à son lecteur : et toi, qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce que cette lecture te dit sur les religions, sur le catholicisme en particulier, sur cette relecture du message christique, sur ce qui n'est pas rationnel, sur ce qui te nourrit, sur ton chemin ? 

Une belle rencontre qui me donne envie d'attaquer ses autres textes !

jeudi 13 novembre 2014

La Grèce des origines, entre rêve et archéologie

Pas mal les haches à toucher !
J'ai pas mal de retard sur mes billets d'expo, je vais tenter de le rattraper ce mois-ci. On commence avec une expo du Musée d'archéologie nationale, à Saint-Germain-en-Laye. C'était mon immanquable de la rentrée ! C'est quand même hyper rare les expos d'archéo grecque, il ne fallait pas passer à côté... Enfin, ça, c'est ce que j'imaginais avant d'y aller. Après ma visite, je suis un peu moins enthousiaste.

Cette expo revient sur les débuts de la Grèce, la Grèce préhistorique des haches polies, la Grèce des héros homériques, la Grèce que découvrent les archéologues de la fin du XIXe siècle. L'expo débute avec les cycladica et les haches polies de l'âge de pierre puis s'intéresse à la Grèce de Troie et de Mycènes, villes homériques mises à jour par Schliemann, ainsi qu'à la Crète de Minos fouillée par Evans. La dernière section de l'expo est consacrée à la crétomanie


Aiguière de Marseille, -1575-1475

Ce voyage dans la Grèce préhistorique est intéressant mais sans surprise. Il se déroule de façon chronologique, en resituant les contextes de découverte et l'engouement pour cette période. Pour témoigner des types de trouvailles, quelques objets représentatifs ou des images de fouille. Mais malheureusement, assez peu. Ou trop peu à mon goût.
Et pour les trésors de Mycènes, conservés à Athènes, pas besoin de prêt : les fac-similé d'Emile Gillieron évoquent parfaitement les originaux. Objets de connaissance et de commerce, ils se diffusent en Europe et accompagnent la médiatisation de ces découvertes. Et c'est là que l'expo est intéressante, sur l'appropriation par le grand public de motifs égéens, sur la façon dont l'archéologie n'est pas restée du côté des experts uniquement ; les dernières salles proposent des costumes, des décors et des objets d'inspiration minoenne. Saviez-vous qu'un paquebot, l'Aramis, avait été conçu comme le palais de Cnossos (en plus art déco) ? Les photos et les esquisses sont dingues ! 

Gilliéron, trésor de Mycènes

Pourquoi suis-je finalement un peu déçue ? 
A mes yeux, cela manquait d'objets de fouilles, d'idoles et de cratères cycladiques par exemple. Et les contextes de fouilles sont assez vaguement évoqués. Je m'attendais à quelque chose de plus scientifique sur ces points. Idem pour le linéaire A et B qui ne sont mentionnés qu'en passant. 
De même, la section "inspirations" m'a paru très courte. On reste un peu sur sa faim... et c'est dommage ! 
Enfin, et juste pour le signaler, certains visiteurs peu attentifs imaginent que les fac-similé sont des originaux, notamment pour la vitrine des épées. Je ne sais en quelle police et en quelle taille il faut écrire les cartels et les panneaux pour qu'ils soient lus. Ce n'est pas du tout le musée qui est en cause sur ce point. Mais avec une telle confusion de la part du visiteur, comment comprendre le propos de l'expo et son intérêt ? 

L. Bakst, Décor pour Phèdre de G. d'Annunzio, 1923, BNF

mercredi 12 novembre 2014

Gone Girl

Je ne savais pas vraiment quoi trouver en allant voir ce film avec Praline : un drame psychologique, un thriller sanglant, un film d'horreur ? La bande annonce laissait finalement peu entrevoir de quoi ce film est fait... Eh bien je vous le dis tout net, j'ai encore du mal à définir complètement le genre, mais j'ai été conquis !

Le plot de l'histoire est presque banal : Amy et Nick sont mariés depuis 5 ans. S'étant rencontrés à New York, ils déménagent dans le Missouri après 2 ans d'union pour veiller sur la mère de Nick, et repartir de zéro après la perte de leurs jobs... Leur couple qui battait de l'aile ne rebondit pas pour autant, et au jour de leur cinquième anniversaire de mariage, Nick dresse un portrait bien noir de son couple à sa sœur jumelle.

Et justement, en rentrant chez lui, il trouve des traces d'affrontement et s'aperçoit qu'Amy a disparu ! S'ensuit une enquête où l'image de ce couple modèle va littéralement se désagréger, et va donc faire porter des soupçons de plus en plus lourds sur Nick...

gone girl livres
© Twentieth Century Fox

Que vous dire de ce film, sinon qu'il est bien pensé, bien réalisé et bien interprété ? Si les rebondissements sont plutôt prévisibles, on valse allègrement de l'un à l'autre des personnages, finalement pris dans leur propre jeu, et l'intrigue policière se mue en autant de face-à-faces psychologiques. J'en suis ressorti dérangé, peut être un peu fasciné aussi, mais surtout avec l'impression nette, pas forcément explicable pour autant, d'avoir vu "un bon film" ! 

mardi 11 novembre 2014

La Marche et L'Etoile au-dessus de la forêt

J'espère que Zweig ne vous soûle pas trop parce que vous risquez de le voir pas mal sur Pralineries ces temps-ci !
Voici deux nouvelles très courtes mais néanmoins forts sympathiques. L'une est aussi tragique que l'autre est ironique.

L'étoile au-dessus de la forêt, c'est l'histoire d'un coup de foudre. Un maître d’hôtel qui tombe éperdument amoureux d'une belle comtesse. Sans espoir de retour. Un amour beau et pur. Alors quand la belle met fin à son séjour, que faire ?
Cette première histoire est poignante. Elle a un côté absolu.

La Marche se déroule à l'époque du Christ. Un homme se sent appelé à le suivre. C'est une urgence. Il se presse. Et puis, il s'arrête pour boire un verre d'eau. L'erreur fatale ! 
Celle-ci est plutôt sympathique. Le héros, c'est l'humanité dans toute sa splendeur : elle s'engage dans des causes, elle avance, mais elle se laisse parfois distraire, au point d'oublier ses rêves. Une nouvelle plus profonde qu'elle n'en a l'air, sous ses dehors ironiques.


lundi 10 novembre 2014

La Fin de l'homme rouge

J'ai découvert ce livre sur la table d'une minuscule librairie, quelque part en bord de mer. Il n'était pas en tête de gondole. Il m'a fallu fouiller pour le découvrir. Déplacer d'autres bouquins, en soulever d'autres. Le titre m'a intriguée. Le sommaire, avec ses titres à rallonge, aurait suffi à me le faire acheter. Et c'est finalement l'incipit qui a achevé de me convaincre : "Le communisme avait un projet insensé : transformer l'homme "ancien", le vieil Adam. Et cela a marché..."

Ce livre de Svetlana Alexievitch rassemble des témoignages, de véritables extraits de vies, pendant plusieurs années, voire dizaines d'années (1991 à 2012). L'URSS avant son implosion renaît dans des vies banales et quotidiennes. Les voix, diverses, s'élèvent pour nous conter ce que fut ce monde soviétique : voix de déportés ou de bourreaux, voix nostalgiques ou sans regret, voix de femmes, d'hommes, d'enfants... L'auteur ne fait qu'organiser et rapporter cette polyphonie. Elle donne le cadre : comment ont-ils été recueillis, auprès de qui et sur quel sujet. Mais bien souvent, les témoignages racontent bien plus. Ils disent des vies, des rencontres, des amours, des épreuves. Ils sont pudiques ou révoltés. Ils sont drôles ou infiniment tristes. Ils disent un temps disparu et dessinent, en creux, une mémoire de l'URSS, de son habitant, l'homo sovieticus, et de l'intimité de tout un peuple. Et sans jamais nous orienter vers ce qu'il faudrait penser ou croire, ce livre nous interroge beaucoup : comment celle qui a grandi en Sibérie peut-elle regretter le stalinisme ? Pourquoi cette violence dans la transition du communisme au capitalisme, ces morts, ces vols ? Quel but pour ce peuple : le matérialisme n'est-il pas un vêtement trop étroit pour ceux qui avaient des ambitions universelles ? 
Plus j'avançais dans ma lecture, plus je trouvais qu'elle était indispensable ! 

Monet, meules effet de neige

Je retiens surtout ce ce livre des changements à la fois gigantesques et minimes entre l'avant et l'après URSS. Une nostalgie aussi. Celle d'un empire puissant, d'une unité (pas uniquement de façade). Mais aussi un pays en proie aux violences (à la limite du supportable), aux mouvements de populations... Et Moscou  ? Une ville de grands lecteurs qui discutent dans leurs cuisines.

Contrairement à mes billets habituels, je ne proposerai pas vraiment de résumé de ce livre. Chaque histoire mériterait d'être lue et rapportée. Je vous soumets simplement des extraits. Ceux qui me questionnent, me choquent ou m'émeuvent.

"Il nous semblait que la liberté, c'était très simple. Au bout d'un temps assez court, nous avons nous-mêmes ployé l'échine sous son fardeau, parce que personne ne nous a enseigné la liberté. On nous a seulement appris à mourir pour elle. Alors la voilà, cette liberté ! Nous attendions-nous à ce qu'elle soit comme ça ? Nous étions prêts à mourir pour nos idéaux. A nous battre pour eux. Mais c'est une vie "à la Tchekhov" qui a commencé. Sans histoire. Toutes les valeurs se sont effondrées, sauf celles de la vie. De la vie en général. Les nouveaux rêves, c'est de se construire une maison, de s'acheter une belle voiture, de planter des groseilliers... Il s'est avéré que la liberté était la réhabilitation de cet esprit petit-bourgeois que l'on avait l'habitude d'entendre dénigrer en Russie. La liberté de Sa Majesté la Consommation".

"Les intellectuels ont vendu leurs bibliothèques. Les gens sont tombés dans la misère, bien sûr, mais ce n'est pas pour cela qu'ils se sont débarrassés de leurs livres, pas uniquement pour l'argent. Les livres les ont déçu. Une déception totale. Aujourd'hui, il est devenu indécent de demander à quelqu'un ce qu'il est en train de lire. Il y a trop de choses qui ont changé dans notre vie, et les livres n'en parlent pas. Les romans russes ne vous apprennent pas comment réussir dans la vie. Comment devenir riche... [...] Pendant plus de soixante-dix ans, on nous a seriné que l'argent ne fait pas le bonheur, que les meilleures choses nous sont données gratuitement. Comme l'amour, par exemple. Mais il a suffi de déclarer du haut d'une tribune :"Faites du commerce, enrichissez-vous!" et on a tout oublié. [...] Je ne savais pas m'y prendre avec l'argent. [...] J'étais esclave de mon carton d'emballage. Y avait-il de l'argent dedans ? Combien ? Il fallait qu'il y en ait toujours davantage."

"- Les Russes ont besoin de croire en quelque chose... Quelque chose d'éclatant, de sublime. L'empire et le communisme, on a ça inscrit dans la moelle des os. Ce qui nous fait vibrer, c'est ce qui est héroïque".

"- Ce que je peux envier les gens qui avaient un idéal... Nous, maintenant, on vit sans idéal. Je veux la grande Russie ! Je ne m'en souviens pas, mais je sais qu'elle a existé".

"Quand il [Gorbatchev] est arrivé, il a dit :"On ne peut plus vivre comme ça". Sa fameuse phrase. Et le pays s'est transformé en un club de discussion [...] On avait une passion frénétique pour les journaux et les revues [...] De parfaits inconnus s'échangeaient leurs journaux. Mon mari et moi, nous étions abonnés à une vingtaine de titres, un salaire entier passait dans ces abonnements [...] Personne ne disait concrètement ce qu'il fallait faire : on voulait la liberté, voilà tout".

"On lit dans des Mémoires que la Russie tsariste a changé de peau en trois jours. Eh bien, le communisme aussi. En quelques jours [...] C'est la peur qui m'a poussé à entrer au Parti... Les bolcheviks de Lénine ont fusillé mon grand-père, et les communistes de Staline ont exterminé mes parents dans les camps de Mordovie".

"Oui ! Notre plus grand rêve, c'était de mourir. De nous sacrifier. De tout donner. Le serment des komsomols dit :"Je suis prêt à donner ma vie pour mon peuple s'il le faut". Et ce n'était pas seulement des mots, on nous éduquait vraiment comme ça"

Après un séjour en prison et quelques violences : "Il était resté communiste. Vous pouvez m'expliquer ça ? Vous croyez qu'ils étaient tous des imbéciles ? Des naïfs ? Non, c'étaient des gens intelligents et cultivés. Maman lisait Shakespeare et Goethe dans le texte, et papa était diplômé de l'académie Timiriazev"

"Notre pays était un pays militaire, soixante-dix pour cent de notre économie était, d'une façon ou d'une autre, au service de l'armé. Et nos meilleurs cerveaux aussi... Les physiciens, les mathématiciens... Ils travaillaient tous à fabriquer des chars et des bombes [...] Ce qu'il nous faut, c'est un tsar, un père ! Qu'on appelle ça un secrétaire général ou un président, peu importe, pour nous, c'est un tsar". 

"Bon, qu'est-ce qu'on voulait ? Un socialisme plus doux, plus humain... Et qu'est-ce qu'on a ? Le capitalisme sauvage". 

"Le plus important, c'était le travail intellectuel, les livres... On peut porter le même tailleur pendant vingt ans et ne posséder que deux manteaux dans sa vie, mais on ne peut pas vivre sans Pouchkine, ou sans les Œuvres complètes de Gorki [...] On le [Souvenirs de N. Mandelstam] transportait comme si c'était une arme secrète... C'est dire à quel point on croyait que les mots pouvaient ébranler le monde [...] Pour nous, les livres remplaçaient la vie. C'était notre univers".

"Les magasins sont remplis de saucissons, mais il n'y a pas de gens heureux. Je ne vois personne avec une flamme dans les yeux [...] Le socialisme ne résout pas le problème de la mort. De la vieillesse. Du sens métaphysique de la vie. Il n'en tient pas compte. Il n'y a que la religion qui donne des réponses...".

"J'ai épousé l'assassin de mon mari". 

"La guerre et la prison - ce sont les deux mots les plus importants de la langue russe".

"Aujourd'hui, Moscou tout entière est une gare, une énorme gare. Un caravansérail".

"L'homme est devenu un ventre... Un estomac. Je-veux-je-veux-je-veux ! [...] Maintenant, tout le monde a enfilé une tenue de bagnard. Ils sont tous victimes. Le seul coupable, c'est Staline [...] Avant, on allait en prison pour L'Archipel du goulag. On le lisait en secret, on le tapait à la machine, on le recopiait à la main. Je croyais... J'étais sûre que si des milliers de gens le lisaient, tout serait différent. Que viendrait le temps du repentir et des larmes. Et que s'est-il passé ? On a publié tout ce qui s'écrivait en secret, on a dit à voix haute tout ce qu'on pensait tout bas. Et alors ? Ces livres se couvrent de poussière chez les bouquinistes. Les gens n'y font plus attention... [...] J'étais un soviétique parfait : aimer l'argent, c'est honteux, ce qu'il faut aimer, ce sont les rêves."

"Et puis, les Russes ne veulent pas simplement vivre, ils veulent avoir un but. Ils veulent prendre part à quelque chose de grandiose. Chez nous, on trouve plus facilement des saints que des gens honnêtes ou qui ont réussi".

"Un Russe, ça tient sur trois béquilles : "on ne sait jamais", "on verra bien" et "on s'en sortira toujours"".

"Quelqu'un a fait remarquer très justement qu'en cinq ans tout peut changer en Russie, et en deux cents ans, rien du tout. Des espaces incommensurables et avec ça, une psychologie d'esclaves..."

"Qu'allait-il arriver ? Si on gagnait, on aurait nos noms dans les manuels d'histoire... Mais les larmes de nos proches ? Leurs souffrances ? Les idées, c'est quelque chose de puissant, de terrible, c'est une force désincarnée, on ne peut pas la peser. Il n'existe pas de balance pour ça... C'est d'une autre essence... Quelque chose devient plus important que votre mère".

Le sous-titre de cet essai est "Le temps du désenchantement". Ne vous attendez pas à un truc joyeux ! 

vendredi 7 novembre 2014

L'Amour d'Erika Ewald

Je redécouvre avec joie Stefan Zweig et grignote quotidiennement quelques pages de son oeuvre intégrale. Finalement, je suis loin d'avoir tout lu !

Erika est une musicienne viennoise. Elle donne des cours de piano pour gagner sa vie. Elle habite avec son père et sa sœur avec qui elle ne partage rien. Pourtant, une petite lueur habite sa vie : un violoniste rencontré lors d'une soirée. Depuis ce jour, elle joue tous les jours avec lui et se confie chaque fois plus intimement. Elle sent cet amour, pur et joyeux grandir en elle. Mais son ami ressent des désirs plus ardents...

Cette dissymétrie entre l'amour des hommes et des femmes, ce timing qui diffère, Zweig l'évoque de façon fine. Malgré les dissymétries mises en lumière par l'écrivain, c'est un même amour, plein de violence qui s'exprime. On retrouve ici cet écrivain, peintre des atmosphères et psychologue de l'âme humaine, notamment féminine, avec un personnage d'une grande sensibilité. Complètement ensorcelée par la musique, Erika en a des crises de nerfs ! Ah, ces artistes... ou ces femmes ? 


jeudi 6 novembre 2014

Le sel de la terre

Merci Aifelle pour ton joli billet sur ce film, qui nous a encouragé à le découvrir avant qu'il ne soit plus projeté. Ce documentaire présente la vie et l'oeuvre de Sebastiao Salgado, photographe, dont nous avons manqué la dernière rétrospective, Genesis, à la MEP.

Salgado, Sahel, 1984
S. Salgado, Sahel, l'homme en détresse, 1984
D.R.

Contrairement à ce que j'ai cru au premier abord, Salgado a passé la plus grande partie de sa carrière à faire des portraits. Originaire du Brésil, exilé en France pendant ses études, il a d'abord voyagé en Amérique du Sud, pour vivre avec des communautés reculées et nous livrer leurs portraits. On découvre avec envie un Salgado qui nous parle de tel village, où les gens ne se déplacent qu'en courant, telle autre ville incroyablement pieuse, ou encore telle autre où tout le monde est complètement saoul le week-end...

Salgado passe ensuite de nombreuses années dans le Sahel, où il est témoin de la famine, de la misère, de la mort omniprésente, mêlée à la vie. Et de la fuite de ces peuples affamés vers des terres plus accueillantes. Le migrant devient un de ses thèmes de prédilection. Il s'intéresse ensuite au travail manuel à travers le monde. Ces photos, rassemblées sous le titre La Main de l'homme, montrent aussi bien des chercheurs d'or grouillant dans les mines brésiliennes, les pêcheurs d'Asie jusqu'aux techniciens des usines les plus pointues. C'est aussi à cette période qu'il couvre les incendies des puits de pétrole du Koweit : une lutte titanesque entre le feu et l'homme, muni simplement de sa lance à eau ! Images d'Apocalypse impressionnantes ! 

S. Salgado, Koweit, 1991
S. Salgado, Koweit, 1991
D.R.

Ses projets le conduisent aussi au Rwanda dans les années 94 ; là, il est témoin du génocide qui est perpétré, et contribue directement à le faire connaitre aux yeux du monde. Les clichés, crus, défilent, montrant une horreur pas si différente de celle des "grandes guerres". Un passage très dur à regarder, qui marque également un tournant dans la vie de Sebastiao, qui dit alors perdre sa foi en l'être humain.

Ce globe trotter, écœuré, se réfugie alors dans la ferme familiale qu'il replante de forêts. Cette belle réussite lui donne envie de photographier la nature. Il part dans les zones les plus reculées du monde pour rencontrer des peuples aux traditions inchangées depuis des millénaires, des animaux en voie de disparition et une nature presque vierge de la main de l'homme. 

Ce documentaire de Wim Wenders propose à la fois de découvrir un artiste et son oeuvre, commentée par lui-même. En cela, c'est un très bel outil de compréhension d'une approche de la photographie : sociale, engagée mais aussi très esthétique. C'est peut-être ce qui est le plus dérangeant : les photos des sujets les plus douloureux (hommes morts de faim ou de maladie) restent fascinantes et belles. Quant à la dernière partie de son oeuvre, tournée vers la nature, elle est finalement décevante par rapport à ses sujets initiaux car beaucoup moins touchante mais toujours aussi puissante.

mardi 4 novembre 2014

L'Océan au bout du chemin

Wahou, je crois que j'ai autant aimé ce conte de Neil Gaiman que Coraline ! Et comme Coraline, il n'est pas pour les enfants. J'ai retrouvé dans cette histoire l'atmosphère de M is for Magic, avec ses traditions très british, ses personnages fantastiques et sa tension croissante.

Lande Carnac

Notre narrateur revient dans sa bourgade natale pour un enterrement. En se promenant, il tombe sur la ferme Hempstock. Il entre et se dirige vers une mare, cet océan au bout du chemin. Et un épisode de son enfance lui revient en boomerang
A sept ans, notre héros fait face à plusieurs décès : celui de son chaton, Duvet, et celui du locataire de ses parents. Ces événements vont réveiller une créature maléfique et troubler la vie tranquille de ce petit garçon solitaire. Accompagné de Lettie Hempstock, il est plongé dans un véritable cauchemar.

Parlons d'abord des personnages : sans être très caractérisés, ils campent des réalités humaines plus que des êtres singuliers. Et en cela, on est bien dans le conte. Seul le héros anonyme et solitaire s'en distingue un peu. Ce petit garçon qui perd tout, qui ne comprend pas tout ce qu'il voit, qui a tout oublié en grandissant, est terriblement touchant. Et pas niais. Mais il pourrait aussi être n'importe quel adulte qui a oublié le pays imaginaire

Jouant ici encore sur la face cachée des choses, sur les mondes parallèles et les temps oubliés, Neil Gaiman construit un univers où des forces terrifiantes et anciennes entrent en jeu. Ce monde est heureusement protégé par les figures tutélaires de trois bonnes fées, les Hempstock. S'amusant de références mythologiques et littéraires, Gaiman nous offre un très bon cru, teinté de nostalgie

Challenge rentree litteraire

lundi 3 novembre 2014

L'Eternel

Sfar Grand vampire
D.R.
Merci au Livre de poche de m'avoir fait découvrir un roman que je n'aurais jamais lu spontanément. J'ai lu pas mal de BD de Joann Sfar mais je ne l'imaginais pas sévir ailleurs. Et puis, j'avais quelques a priori : c'est quoi cette histoire de vampires, un nouveau Twilight ? Eh bien pas du tout ! C'est une aventure à la fois drôle, touchante et gore que nous conte Sfar. 

Ionas et Caïn, juifs russes d'Odessa, campent avec leur troupe en attendant la fin de la Première Guerre mondiale. Repérés par les allemands, la troupe est décimée, Ionas laissé pour mort et Caïn fugitif. Regagnant Odessa, il s'arrête chez la fiancée de son frère pour lui apprendre la triste nouvelle... et épouse la jolie Hiéléna. Ionas se réveille, le cœur brisé. Il est devenu une créature qu'il peine à nommer : un vampire. Cherchant à apprivoiser sa nouvelle nature et à rejoindre Hiéléna, Ionas vivra d'étranges aventures entre vampires, mandragore, loup-garou... et humains. 

Comme je l'annonçais, ce roman est rempli d'humour, souvent noir. Ionas est un juif déprimé, façon Woody, oscillant entre panique et sérénité. Beaucoup de culture juive, un peu de psychanalyse, de littérature, pour un roman sympathique. Par contre, c'est assaisonné de scènes gores : les repas des vampires, c'est salissant. Et à la longue, c'est pénible. L'autre point noir, c'est que pour qui connait ses BD, on a l'impression de retrouver Grand Vampire et son monde. Enfin, l'ensemble est plutôt décousu
Mais pour qui aime les romans un peu farfelus aux anti-héros tourmentés et névrosés, c'est plutôt rigolo ! Et en prime, vous y rencontrez un Lovecraft complètement déjanté !